Réaction à la lettre de Roger Cukierman à Laurent Fabius

Le 21 avril 2015, le président du CRIF, Roger Cukierman, a écrit une lettre au ministre des Affaires Étrangères Laurent Fabius. Ce dernier y a répondu un mois plus tard.

Le CRIF regroupe une grande partie des organisations communautaires juives. Le champ d’action et l’orientation politique des associations qui le compose est divers, on trouve parmi celles-ci le centre Medem (qui transmet une mémoire yiddish et socialiste, d’orientation bundiste), le FSJU (qui remplit une mission d’aide sociale communautaire), le réseau d’écoles religieuses Ozar Hatorah, etc.

Il se fixe une triple mission de lutte contre l’antisémitisme, de transmission de la mémoire juive (notamment sur la Shoah) et de défense des intérêts israéliens en France. La majorité du CRIF suppose donc qu’il existe un lien naturel entre la minorité nationale juive et l’État d’Israël. Cette idée pose question :
si Israël prétend être un foyer pour l’ensemble des Juifs et des Juives, beaucoup de ceux-ci ne se reconnaissent pas dans cette démarche. Nous nous inscrivons dans cette tendance.

Nous considérons en effet que la terre devrait appartenir également à ceux et celles qui y vivent ou souhaitent y vivre, sans discriminations frontalières, religieuses, ou nationales. C’est la continuité logique de l’histoire juive, qui est transnationale. N’y résidant pas et n’y travaillant pas, nous ne ressentons aucun attachement identitaire particulier avec Israël. Si nous devons nous fixer une appartenance territoriale, elle sera à l’endroit ou nous vivons. En conséquence, nous considérons que les Palestinien.ne.s ont autant le droit que les Juif.ve.s israélien.ne.s à la gestion de leurs terres, sans discrimination nationale, sans citoyenneté de seconde zone, sans projet colonial privant un peuple de ses droits au profit d’un autre, sans définition d’Israël comme « État juif » supposant que ceux et celles qui se définissent autrement soient mis à l’écart. Pour la même raison, nous nous opposons au roman national français, aux discriminations dont les minorités sont victimes en France, à la fermeture des frontières et revendiquons la régularisation de tout.e.s les sans-papiers
et la liberté de circulation et d’installation.

De plus, la nationalité n’existe pas en tant qu’élément objectif. Elle est un sentiment d’appartenance qui est le résultat d’une histoire, d’une oppression, etc. communes. C’est ce qui explique que nous parlons aujourd’hui de minorité nationale juive en France plutôt que de minorité séfarade ou ashkénaze (les différenciations étant aujourd’hui nettement atténuées). Dans ce sentiment commun, l’expérience israélienne constitue une rupture. Alors qu’une majorité de la population juive vit en tant que minorité nationale ou religieuse dans différents États, dans la continuation de l’expérience diasporique, une autre partie a choisi de faire table rase du passé (choisissant par exemple d’abandonner les langues les plus parlées par les Juifs et les Juives, à savoir le yiddish, le russe, le ladino, ou les différents dialectes judéo-arabes au profit de l’hébreu) pour se définir comme majorité nationale en Israël. Supposer une identité entre ces deux groupes, c’est faire l’impasse sur au moins deux générations ayant vécues des expériences radicalement différentes.
Si il y a bien un lien particulier entre une partie des Juives et des  Juifs vivant en France et en Israël, il n’est pas (ou plus) du à une  expérience historique commune, mais au fait qu’un grand nombre d’entre nous a actuellement de la famille et des proches vivant sur place, une partie de la minorité juive ayant cherché dans le sionisme une solution à l’antisémitisme, particulièrement après la  guerre et au moment de la décolonisation. C’est un lien de circonstances, et non une situation sociale partagée.

Enfin, Roger Cukierman adopte dans sa lettre une ligne « dure » en égard au conflit palestinien. Il reproche ainsi à Laurent Fabius d’avoir reçu Salah Hamouri, militant franco-palestinien ayant passé près de sept ans en prison en Israël et affirme que « les positions hostiles à Israël nourrissent un antisionisme qui mène tout droit à l’antisémitisme ». Laurent Fabius a ici beau jeu de répondre que Salah Hamouri, en tant que citoyen français mis en cause à l’étranger, a droit à une assistance juridique de la France, et de rappeler que les relations franco-israéliennes sont plutôt bonnes (ce qu’on ne peut  pas nier si on s’intéresse par exemple aux partenariats économiques entre les deux pays).

Cela ne signifie en aucun cas que le CRIF soit responsable de l’antisémitisme, comme on peut le lire parfois. L’idée que le soutien d’une partie de la minorité juive à Israël justifierait les discours et les agressions visant celle-ci n’a qu’une seule fonction : rejeter sur les opprimé.e.s la responsabilité de leur oppression (comme certain.e.s rendent les t
akfiris responsables du racisme visant les Musulman.e.s), en oubliant que l’antisémitisme existait bien avant le sionisme, qu’il a une fonction sociale pour le capitalisme en crise et que c’est cette fonction qui explique son existence.

Loin des positions caricaturales de Roger Cukierman, nous affirmons pour notre part que l’hostilité à la politique israélienne découle de la nature raciste et coloniale de celle-ci. Elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme tant qu’elle ne suppose pas un lobby sioniste tout puissant ou qu’elle ne fait pas du sionisme le cœur caché du système économique et politique. De plus, nous considérons qu’une organisation ayant vocation à représenter la minorité juive de France ne devrait pas défendre les intérêts d’un État qui est bâti sur la négation de notre histoire diasporique et l’oppression d’un peuple, et qui construit sa légitimité autour de l’idée que notre place n’est pas en France mais en Israël.

Juif.ve.s, notre place et nos combats sont ici. Et notre solidarité va aux opprimé.e.s et aux minorités, pas aux pouvoirs racistes et coloniaux !