L’ouvrage collectif Racismes de France, publié récemment sous la direction d’Omar Slaouti et d’Olivier Le Cour Grandmaison, fait l’état des lieux des différentes formes de racisme en France. Dominique Vidal a été en charge de produire un chapitre sur l’antisémitisme.
Nous avons lu ce chapitre et nous y avons trouvé une façon d’aborder le sujet qui nous a posé de sérieux problèmes. Nous revenons dans ce texte sur les principaux défauts : la minimisation de l’antisémitisme, la logique comparatiste avec d’autres formes de racisme et le fait de passer l’essentiel des dix-sept pages à traiter d’un tout autre sujet : l’antisionisme.
L’invisibilisation de l’antisémitisme ainsi que sa mise en compétition avec l’islamophobie sont des phénomènes habituels de la gauche antiraciste. La possibilité de trouver un chapitre comme celui-ci dans un ouvrage d’une telle ambition interroge.
1) L’antisémitisme ? Selon Dominique Vidal Ça n’existe presque plus.
Ce qui devrait constituer le cœur du chapitre, c’est-à-dire l’existence et la persistance de l’antisémitisme aujourd’hui, se trouve d’emblée minimisé et relativisé.
En prenant le « thermomètre » de l’antisémitisme, Vidal affirme ainsi que : « cette idéologie n’a cessé de reculer depuis la guerre : selon toutes les enquêtes, elle est aujourd’hui marginale, alors que l’islamophobie par exemple bénéficie d’un certain consensus. » Contrairement à cette affirmation, toutes les études actuelles montrent au contraire que l’antisémitisme progresse et c’est d’ailleurs aussi ce que la suite du chapitre souligne.
Pour appuyer son argumentaire, Vidal met en avant le rapport de la CNCDH de 2018 qui dit que « les Juifs sont la communauté la mieux considérée dans l’opinion publique ». Ils bénéficieraient même d’un indice de tolérance de 77 % dont on ne saura pas grand chose, à part que l’antisémitisme serait donc résiduel. On apprend alors dans une note que les Noirs, eux montent à 79 % dans cet indice. Pourtant, Vidal n’en tire pas pour autant — et encore heureux ! — la conclusion que la négrophobie serait résiduelle.
Viennent d’autres chiffres de ce rapport : « Toujours selon Ipsos, de 38 % à 53 % des sondés pensent que « les juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », qu’ils »ont beaucoup de pouvoir », qu’ils « sont plus riches que la moyenne des Français » ou encore qu’ils « sont un peu trop présents dans les médias ». »
Vidal ne devrait pas être sans savoir que ces propositions font références a des clichés antisémites qui ont historiquement des implications mortifères. La supposée double allégeance nationale des Juifs est responsable de l’affaire Dreyfus, de l’affaire d’Orléans, des procès de Prague, du complot des blouses blanches de la part du gouvernement stalinien pour ne citer que des exemples connus. La mainmise des Juifs et Juives sur les richesses, le pouvoir et les médias ont justifié insultes, humiliations,agressions, mutilations, pogroms et jusqu’aujourd’hui des assassinats. Ainsi, 38 à 53 % des sondés partageant ces préjugés feraient de l’antisémitisme une idéologie « marginale ».
Pour Vidal, le racisme, c’est une histoire de préjugés. D’ailleurs, les préjugés, tout le monde en est victime : « D’autres préjugés visent les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parle-t-on pour autant de racisme anti Corses, anti Bretons ou anti Auvergnats ? ». Voilà, les préjugés, c’est pas si grave finalement. Mais des fois, comme lorsqu’on tombe sur une carte malchance au Monopoly, le préjugé peut être dangereux : « L’affaire Ilan Halimi montre toutefois qu’un préjugé peut tuer. » Même un Breton ?
On peut se demander à ce moment de la lecture du chapitre de Dominique Vidal si quelqu’un a relu celui-ci avant de le publier.
2) Deux racismes ne peuvent pas tenir sur une même planche : l’antisémitisme contre l’islamophobie
Au fond, pour Vidal, si l’antisémitisme est un enjeu mineur, c’est parce que le racisme qui pose véritablement problème, c’est l’islamophobie. Comme si deux racismes ne pouvaient pas coexister.
L’auteur nie l’antisémitisme sous prétexte que l’islamophobie serait le problème principal en France. On se demande alors s’il s’agit bien du chapitre qui concerne l’antisémitisme. Vidal est-il si peu au courant de la perméabilité des idées racistes pour ignorer que l’antisémitisme et l’islamophobie se nourrissent mutuellement ? En témoigne par exemple la théorie du Grand Remplacement et ses avatars, au fondement d’attentats contre des personnes juives et musulmanes car les premières seraient les organisateurs d’un complot utilisant les secondes pour envahir les pays occidentaux.
3) Des crimes antisémites, mais pas vraiment
Plus loin on apprend que : « Pour la première fois depuis 1945, des juifs ont été assassinés ». L’auteur semble avoir des trous de mémoire puisqu’il omet les attentats de la rue Copernic (1980, quatre personnes mortes), ceux de la rue des Rosiers (1982, six personnes mortes) ainsi que l’assassinat de Sébastien Selam (2003).
Il reconnaît cependant que des Juifs et des Juives sont assassinés « en tant que tels ». Mais pas tous : il s’empresse de diminuer le caractère antisémite des assassinats d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi et de Mireille Knoll en soulignant leur caractère « crapuleux, voire psychiatriques ». Comme si la dimension idéologique antisémite n’avait pas joué un rôle déterminant dans ces crimes. Nous soulignerons par ailleurs que la psychiatrisation des auteurs ou la réduction de crimes racistes à des faits divers est un procédé couramment utilisé dans d’autres circonstances pour nier le caractère racistes de ces crimes.
4) Les Juifs se plaindraient plus que les autres
Enfin, face aux chiffres effrayants de l’augmentation des actes antisémites depuis 2001, Vidal en modère l’importance en expliquant que s’il y a eu une augmentation, c’est seulement parce que les Juifs n’ont pas peur d’entrer se plaindre dans un commissariat. Ainsi, les Juifs, contrairement aux « jeunes issus de l’immigration arabe ou africaine » — 2 (ou 3) catégories sociales pourtant non exclusives — sont mis dos à dos sans qu’aucune explication à part un préjugé ne soit explicité. Par ailleurs, on ne comprend pas ce que le mot « jeunes » vient faire ici, y a-t-il seulement les jeunes qui sont victimes du racisme ?
Et si effectivement, selon Vidal, les Juifs hésiteraient moins à se rendre dans des commissariats que les autres, cela voudrait dire que les actes antisémites seraient donc correctement recensés. Cela voudrait donc dire que le chiffre des actes antisémites serait proche de la réalité, ce qui invaliderait d’autant plus la thèse de Vidal qui nous explique que l’antisémitisme est en « net recul » ! En s’appuyant sur le résultat d’une seule question dans un seul sondage qui, globalement, montre le contraire, Vidal nous explique que les chiffres sont truqués parce que les Juifs et Juives se sentent à l’aise avec la police. Ce qui est bien connu, merci l’historien !
5) Le hors sujet qui prend la place du sujet : Antisémitisme ou antisionisme ?
Dans ce court chapitre, il n’y aura pas un paragraphe entier sur le rapport entre la gauche et l’antisémitisme. Seulement quelques lignes pour se féliciter que dans une enquête Ifop récente, on trouve le moins de préjugés antisémites dans les rangs de ceux qui se déclarent du Parti communiste ou de la France Insoumise. Dominique Vidal se félicite : seulement 23 % de ceux-ci ont des préjugés antisémites. Hourra ?
Le thème de l’État d’Israël et de sa politique, qui n’ont que peu de rapport avec l’antisémitisme en France, occupe onze des dix-sept pages soit 65 %. Imagine-t-on un article sur l’islamophobie, dans un livre sur le racisme dont 65% serait consacré… au Pakistan, à l’Arabie Saoudite ?
Conclusion : La faute aux juifs!
Le chapitre est conclu ainsi : « En défendant inconditionnellement la politique israélienne au nom des juifs français, le CRIF ne peut qu’alimenter l’antisémitisme et désarmer la lutte contre celui-ci. » Ce serait donc le CRIF et Israël qui seraient responsables de l’antisémitisme en France. Voilà pourquoi le chapitre sur l’antisémitisme portait sur l’antisionisme ! C’est là une variante inépuisable du poncif qui veut que ce soient les personnes juives elles-mêmes qui sont responsables de l’antisémitisme… et non pas les antisémites !
Plus inquiet par la manipulation de la lutte contre l’antisémitisme à des fins islamophobes que par la lutte contre l’antisémitisme en elle-même, Dominique Vidal se prend les pieds dans le tapis. Son analyse est une pure réaction à la théorie islamophobe du nouvel antisémitisme. Comme nous le signale l’auteur au début de son chapitre, l’antisémitisme d’État c’était dans les années 30, et s’est miraculeusement arrêté en 1945. Aujourd’hui, quelques Juifs et Juives sont tué-es en tant que tels. La faute à qui ? À des dérangés ?
Le déni de l’antisémitisme est une attitude mortifère. Pour les Juif-ves mais aussi pour toutes les personnes non blanches. La seule voie possible est de combattre les antisémites, d’où qu’iels viennent, et plutôt que d’opposer les racismes, d’analyser leurs co-constructions et la façon dont ils se nourrissent les uns des autres. Cela serait le minimum, pour un ouvrage qui se targue d’avoir pour objet les racismes de France.
De même que nous disons à M. Finkelkraut, nous disons également à M. Vidal : « s’il vous plaît, au nom de la lutte antiraciste, taisez-vous ».
En bonus, nous offrons aux auteurs de Racismes de France quelques pistes à explorer afin de réécrire un chapitre sur l’antisémitisme.
- L’antisémitisme est en pleine expansion en France, comme ailleurs dans le monde, et de la même manière que les autres racismes. Ceci étant une conséquence directe de la montée des différents nationalismes.
- Proposer une définition précise de l’antisémitisme, et notamment des spécificités de l’antisémitisme moderne.
- Expliquer le lien entre critique tronquée du capitalisme et antisémitisme : comment la fixette sur Rothschild et autres Soros détourne les colères populaires de la possibilité de réels changements structurels ? À travers l’histoire des gilets jaunes par exemple.
- Quelques paragraphes sur la continuité du gouvernement de Vichy avec l’après-guerre, dans la structure politique, la police, l’industrie ;
- Le renouveau du négationnisme en France ;
- Une partie importante sur l’antisémitisme à gauche, son historique, sa construction, pourquoi on en retrouve des traces, par exemple, dans certaines déclarations d’hommes politiques comme Jean Luc Mélenchon ;
- Quelques paragraphes pour comprendre où en sont les Soral-Dieudonné et leurs liens avec les islamistes ;
- S’il faut parler de l’antisionisme, puisque c’est le mot utilisé par la plupart des antisémites, on aurait apprécié une analyse qui permette de comprendre comment reconnaître un emploi antisémite de ce terme d’un emploi qui peut faire partie d’un débat ;
- Ouvrir sur les pistes de lutte communes, notamment contre l’islamophobie, les racismes anti-rroms et anti-asiatiques car les racialisations associées semblent contenir plusieurs éléments à mettre en commun avec l’antisémitisme.
