Pour une historicisation des relations judéo-musulmanes

Suite à notre texte de soutien à April Benayoum, de nombreux commentaires ont évoqué la question des relations judéo-musulmanes. Nous avons donc jugé nécessaire de faire une mise au point sûr le sujet, en partant des outils d’analyse développés par l’historien palestinien Edward Saïd dans son ouvrage majeur, L’orientalisme.

Dans ce texte, Edward Saïd définit l’orientalisme comme une dé-historicisation des « civilisations islamiques », prises comme un ensemble compact. Ces dernières n’étant pas analysées dans leur diversité d’après leurs dynamiques sociales, économiques, ou historiques, mais d’après un idéal type invariant. Pour les orientalistes, deux sociétés aussi distinctes que, par exemple, l’Arabie Saoudite contemporaine et le califat omeyyade d’Espagne ne seraient donc que deux déclinaisons d’une même « civilisation islamique », a-historique autant que a-géographique, analysable en grande partie à partir du texte coranique. Un peu comme si on considérait la Bolivie actuelle et l’Empire romain du Ve siècle comme faisant partie d’un même ensemble, la Chrétienté, qu’on pourrait comprendre en étudiant la Bible et les écrits des pères de l’Église.

C’est le même type de raisonnement, bien entendu absurde, que nous trouvons lorsqu’il est question des relations entre Juifs et Musulmans. Dans les discussions à ce sujet deux orientalismes s’opposent souvent, retirant les groupes sociaux de leur terreau historique et géographique pour chercher une « essence » des rapports entre eux.

Le premier orientalisme se base notamment sur l’histoire des Etats musulmans de péninsule ibérique et la cohabitation au sein de ceux-ci entre juifs, musulmans, et chrétiens. Alors que dans l’Europe chrétienne les juifs étaient régulièrement persécutés, leur vie au sein d’Al-Andalus aurait été, pour l’époque, relativement paisible. L’année 1492 marque d’ailleurs à la fois la destruction du dernier royaume musulman d’Espagne et l’expulsion des juifs d’Espagne par les rois catholiques (et ainsi le début de la dispersion séfarade). Autre élément, la persistance sur une très longue période de communautés juives dans certains pays musulmans, comme en Iran ou au Maroc, communautés toujours existantes aujourd’hui bien qu’en forte diminution. De ces éléments nos orientalistes en tirent une conclusion simple : la relation entre juifs et musulmans aurait de tout temps été harmonieuse, selon eux, seule la naissance d’Israël en 1948 et la propagande sioniste ashkénaze invitant les juifs à quitter leur pays pour Israël aurait perturbé l’idylle et mis fin à une amitié pluri séculaire.

Le second orientalisme fait exactement le raisonnement inverse. À partir de quelques passages hostiles aux juifs dans le Coran, ils concluent à une haine fondamentale des musulmans envers les juifs. Ils insistent sur le fait que la situation des juifs dans l’Espagne musulmane n’aurait pas été si enviable, avec un statut de dhimmi assorti de nombreuses taxes et interdictions. Et qu’au XXe siècle, les communautés juives vivant dans des pays musulmans ont été victimes de nombreuses attaques (comme le pogrom de 1934 à Constantine, de1948 à Aden ou l’expulsion des juifs d’Égypte de 1956) et souvent désignées en bloc comme une cinquième colonne au service d’Israël et du colonialisme européen, y compris ceux et celles dans ces minorités qui s’opposaient à l’idéologie sioniste. La disparition de la plupart des communautés juives du monde musulman prouverait bien que celles-ci n’attendaient de tout temps qu’une occasion pour fuir, chance qu’Israël leur aurait enfin fourni. Chaque attentat commis par des fascistes islamistes contre des juifs viendrait ainsi le prouver : « ils » ne « nous » aiment pas. On remarque en passant que peu de gens raisonnent de la même manière pour qualifier les relations entre juifs et chrétiens et qu’il est rare d’entendre des gens mettre en relation Saint Paul, Louis IX et Hitler pour dire que les chrétiens boiraient « dès l’enfance au biberon de l’antisémitisme ».

Les deux raisonnements, bien qu’ils paraissent éloignés, utilisent pourtant des ressorts comparables. Dans les deux cas il s’agit de chercher comment juifs et musulmans s’entendraient, sans poser la question du contexte historique et des différences de chaque situation. Pourtant, une société ne traite pas de la même manière les minorités qui y vivent selon que cette société soit en crise où non, selon les groupes sociaux qui la dirigent, selon le rôle économique joué par ces minorités, etc. De plus, le « monde musulman » n’est pas isolé, et vit aussi les évolutions idéologiques et sociales qui se déroulent dans le reste du monde : par exemple l’invention des nationalismes au 19e siècle, ou de l’antisémitisme racial en Europe venu s’ajouter à l’antijudaïsme religieux y a aussi eu des effets (notamment par l’intermédiaire d’Édouard Drumont qui l’a exporté dans l’Algérie coloniale). Surtout, chaque groupe national, qu’il soit minoritaire ou majoritaire, est traversé par des contradictions idéologiques, sociales, économiques, qui la font évoluer et doivent nous préserver de toute analyse « en bloc » (ce que les fascistes, fiers de ce qu’ils croient être un bon mot mais qui n’est que la preuve de leur bêtise, traduisent en « padamalgam »). Ainsi, les réactionnaires musulmans, religieux ou partisans de pouvoirs militaires, développent souvent des arguments antisémites (par exemple lorsqu’il a fallu défendre le dictateur Assad face à la révolte du peuple syrien), de la même manière que les réactionnaires juifs, notamment de droite sioniste, développent des arguments islamophobes.

Une démarche historique permet ainsi de dire ce qui devrait être une évidence : dans certains pays, à certaines époques, juifs et musulmans ont vécu paisiblement côte à côte, dans d’autres la cohabitation s’est moins bien passée. Exactement comme la cohabitation entre chrétiens et musulmans, ou entre juifs et chrétiens, ou entre n’importe quels groupes nationaux différents. En cette période, dans nos sociétés, la situation sociale fait que les réactionnaires ont le vent en poupe, et quel que soit le groupe national les arguments des épiciers de haine se diffusent. C’est à nous, militants de l’égalité et du progrès social, de faire en sorte que cela change, par le travail politique, par la lutte sociale, par la fédération des différents antiracismes.

Cela dit, à tout les orientalistes, proposons un exemple : la vie d’un juif communiste égyptien comme Henri Curiel, chassé de son pays par le roi Farouk avec quelques années d’avance sur le reste de sa communauté, venu en France, qui s’est ensuite engagé aux côtés du peuple algérien dans son combat pour la liberté avant d’être assassiné par des fascistes français ; la vie d’un Gilbert Naccache, juif tunisien décédé le 26 décembre 2020, qui s’est battu d’abord contre le colonialisme français en Tunisie avant de s’opposer au régime de Bourguiba et d’être emprisonné et torturé pour cela, illustrent-elles plutôt l’amitié où l’hostilité entre juifs et musulmans ? Poser la question c’est y répondre : elles n’illustrent ni l’un ni l’autre, mais le soutien à celles et ceux qui luttent contre le colonialisme, l’impérialisme, le racisme, le fascisme, et le capitalisme, par delà leur nationalité. C’est dans cette démarche que nous nous incluons.