Haïm Korsia, Michel Houellebecq et les « territoires perdus » …

Le 28 décembre 2022, la Grande Mosquée de Paris a annoncé par un communiqué avoir déposé une plainte contre Michel Houellebecq après une conversation entre lui et le philosophe réactionnaire Michel Onfray dans la revue de ce dernier. L’écrivain proche de l’extrême-droite, qui défend la théorie raciste et complotiste du « grand remplacement » y fantasme une guerre civile raciale. Il prétend que « le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent ». Le 6 janvier, le recteur Chems-Eddine Hafiz renonce aux poursuites suite à une rencontre durant laquelle Michel Houellebecq a annoncé modifier les passages incriminés.

Nous sommes interpellé·es par le rôle que semble avoir joué le grand rabbin Haïm Korsia dans l’affaire, et notamment par une interview qu’il accorde au Figaro le 3 janvier 2023 (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/haim-korsia-je-suis-pret-a-organiser-la-rencontre-entre-michel-houellebecq-et-le-recteur-de-la-grande-mosquee-de-paris-20230103). Dans celle-ci, il appelle au dialogue afin d’éviter une plainte au nom de la liberté d’expression et se propose pour jouer l’intermédiaire. Vu la violence des propos et l’islamophobie revendiquée de l’écrivain, cette démarche nous semble étonnante. Si la liberté d’expression est une valeur positive, celle-ci est limitée car la parole produit des effets, et la minorité juive est bien placée pour le savoir. L’écriture n’est pas forcément un loisir innocent : l’apologie du tourisme sexuel de Plateforme a sans doute donné des idées à certains et, que cela soit volontaire ou non, à l’heure ou l’extrême-droite tue dans les rues de Paris les rêveries de « Bataclan à l’envers » peuvent être meurtrières. Nous sommes d’autant plus surpris que Haïm Korsia n’avait pas hésité à dénoncer l’antisémitisme des thèses d’Éric Zemmour, dont Michel Houellebecq semble idéologiquement assez proche. Au sujet du politicien raciste, le grand rabbin avait notamment déclaré : « En France, j’ai l’impression que celui qui écrit des livres peut tout se permettre. » Une phrase qui pourrait sans aucun doute s’appliquer à Michel Houellebecq.

De plus, Haïm Korsia utilise dans l’article certaines références qui nous semblent problématiques.

D’abord, il déclare « Souvenons-nous de ceux qui ont occulté en 2002 le livre Les Territoires perdus de la République. Il disait pourtant vrai et annonçait ce qui se déroule aujourd’hui. » Remarquons d’abord que si occultation il y a eu, elle fût bien inefficace, l’ouvrage a bénéficié d’une large publicité de la part de certains médias et acteurs médiatiques (comme Marianne ou Alain Finkielkraut). Il a également été cité par plusieurs personnalités politiques, dont Jacques Chirac qui était alors président de la République et Nicolas Sarkozy qui fît de la reconquête de ces « territoires perdus » un argument de campagne électorale. Ensuite, l’ouvrage est contestable sur plusieurs points. Premièrement, sa méthodologie est questionnable. Son écriture a été basée sur un nombre très réduit de témoignages récoltés principalement dans l’entourage proche des auteurs. Deuxièmement, le constat phare de l’ouvrage était qu’il serait impossible d’enseigner la Shoah dans les quartiers populaires en raison de l’antisémitisme des populations dites d’origine musulmane. Le harcèlement raciste et antisémite qui pousse de nombreuses familles à déscolariser leurs enfants dans le privé est une réalité que nous ne pouvons que reconnaître, et déplorer. Or, si des comportements problématiques sont signalés, toutes les études sérieuses montrent qu’ils ne prennent que très rarement la forme décrite dans l’ouvrage, les enseignant·es étant loin d’abandonner ou de renoncer à l’enseignement du génocide. Ainsi, lors d’une enquête réalisée par le magazine l’Histoire en 2021 auprès d’un échantillon massif d’enseignant·es en Histoire – Géographie, on voit que sur près de 3000 d’entre eux seuls 25 (soit moins de 1%) disent avoir déjà renoncé à parler de la Shoah. Ce phénomène est à combattre, même s’il est encore minime. Nous pensons toutefois que le fait de faire preuve de clémence à l’égard de l’écriture de Michel Houellebecq au nom de la liberté d’expression ne fait pas partie des éléments de réponse à cette question. L’abandon des professeur·e·s par l’Éducation nationale dans les dernières décennies et les faibles moyens qui sont les leurs sont, à notre sens, des éléments bien plus intéressants à relever et à combattre.

Autre thème souvent mis en avant par les défenseurs de l’ouvrage : la laïcité. Selon les derniers chiffres du Ministère de l’Éducation Nationale 353 atteintes à la laïcité ont été recensés en novembre 2022 et 720 en octobre. Des chiffres qui peuvent sembler importants, mais qui doivent être mis en perspective avec les plus de douze millions d’enfants scolarisé·es dans 59260 établissements scolaires français. Pour comparaison, près de 30 000 Informations Préoccupantes et 10 000 signalements sont remontés chaque année par les travailleur·ses de l’éducation lorsqu’ils suspectent des maltraitances ou des violences sexuelles. Ces chiffres plus qu’alarmants mobilisent pourtant bien moins les médias et les politiques. 

L’ouvrage s’inscrit dans une théorie générale selon laquelle l’État, désarmé par la gauche antiraciste, aurait déserté les quartiers populaires, les laissant à la merci des courants islamistes dont les Juifs et les Juives seraient les premières victimes. Or, l’antisémitisme dont souffre notre minorité est à mettre en relation avec la progression générale du racisme à la faveur de la crise du capitalisme. De plus, dans les quartiers populaires, le désinvestissement de l’État n’est pas le fait d’une gauche qui souhaiterait donner des gages à un pseudo « communautarisme », mais de décennies de politique libérales visant notamment le détricotage de l’éducation prioritaire et de l’enseignement professionnel, qui limitent de plus en plus l’intervention de l’État à un volet sécuritaire et post-colonial à la brutalité croissante.

Surtout, les auteurs des Territoires perdus refusent toute analyse sociologique qui pourrait expliquer le phénomène de l’antisémitisme dans les quartiers populaires ou toute mise en perspective de celui-ci, les remplaçant par une dénonciation de pseudo facteurs ethno-culturels antisémites importés. Pour eux l’antisémitisme aurait pour cause une minorité musulmane par définition antisémite, indépendamment de tout contexte social ou économique. Cette thèse essentialise une communauté et fait l’impasse sur l’antisémitisme français historique comme sur les fonctions sociales de cette idéologie, que ce soit comme élément structurant du roman national français, comme élément post colonial de maintien de l’ordre social dominant ou comme discours faussement « anti-système ». L’antisémitisme ne peut donc être combattu ni par la mise au ban de la minorité musulmane ni par la défense du discours islamophobe porté notamment par Michel Houellebecq, mais au contraire par la construction d’un front commun antiraciste dans lequel les différentes minorités seront côte-à-côte.

Plus loin dans son interview, Haïm Korsia cite la « loi séparatisme » comme « un exemple de réaffirmation des valeurs républicaines ». Rappelons que cette loi, fortement contestée, a été dénoncée par cinquante organisations, dont la LDH, la CGT, la FSU, etc. comme un « projet qui vient encore fragmenter la société française et jette une suspicion généralisée à l’encontre des personnes de confession musulmane, comme sur toutes les associations et les citoyennes et citoyens engagés » (https://www.ldh-france.org/tribune-collective-il-est-encore-temps-publiee-sur-liberation/). Pour notre part, voilà ce que nous ecrivions au sujet de cette loi : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2021/03/22/contre-la-loi-separatisme/

Enfin, Haïm Korsia regrette que la loi Avia n’ait finalement pas été adoptée. Cette loi a été censurée par le Conseil Constitutionnel au nom de la liberté d’expression (valeur que semblait pourtant défendre le grand rabbin au début de son interview). Nos camarades de l’UJRE ont écrit au sujet de cette loi qu’elle menait à « une véritable sous-traitance à des intérêts privés d’une activité de type judiciaire » (https://www.lapnm.fr/2020/05/ujre-lettres-ouvertes.html). En effet, elle donnait l’obligation de censurer des contenus jugés comme illégaux dans un délai ne permettant en aucun cas la saisie d’un juge, c’est-à-dire qu’elle aurait poussé les plateformes à retirer systématiquement tout contenu signalé par précaution, que celui-ci soit ou non réellement illicite.

Nous estimons donc que le grand rabbin Haïm Korsia a, dans cette affaire, pris des positions qui étaient inadaptées. Nous aurions attendu une condamnation aussi entière de Michel Houellebecq que d’Eric Zemmour, ces deux personnages surfant sur la même idéologie mortifère. Juives et Juifs Révolutionnaires, nous estimons que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne peut se faire en diffusant les dernières paniques réactionnaires ou en défendant des lois liberticides, pas plus qu’en se faisant les médiateurs entre idéologues racistes et représentants des minorités, mais au contraire en luttant résolument aux côtés de la minorité musulmane contre tout les discours islamophobes, fussent-ils portés par un écrivain célèbre. Nous nous tenons à disposition du grand rabbin pour entamer un dialogue sur le sujet, dans une démarche de construire au sein de notre communauté les outils pour contrer l’extrême-droite sur tout ces fronts.