Haolam Hazeh contre la « peste sioniste » (sic) en France, en Allemagne, en Angleterre, et sur Mediapart

Nous avons pris connaissance d’un texte publié, puis retiré du site de l’UJFP. Son titre : « Mediapart veut faire des sionistes de gauche nos porte-paroles ; l’équipe d’Haolam Hazeh s’y refuse ». Haolam Hazeh est une émission Juive disponible sur une chaîne twitch proche des thèses du PIR et dans laquelle interviennent principalement des membres de l’UJFP. Une rapide recherche sur internet permet de retrouver le texte en cache.

Dans celui-ci, les auteurs s’en prennent à Illana Weizman, à Jonas Pardo, ainsi qu’à la journaliste Valentine Oberti et à Mediapart, coupables de ne pas les avoir invités pour parler d’antisémitisme (on se demande pourquoi …). Les attaques contre Ilana et Jonas, qui semblent être les cibles d’une véritable obsession, sont extrêmement violentes et personnelles (on évoque notamment leur « pédigrée », comme s’ils étaient des chiens), nous leur apportons donc tout notre soutien. Les auteurs du texte y prennent également la défense des thèses d’Houria Bouteldja, dont ils semblent mal supporter qu’Alexis Corbière (comme la quasi-totalité de la gauche) fasse si peu de cas, et nous décrivent comme faisant partie d’un « réseau sioniste » participant « activement et de concert avec toutes les instances officielles de représentation juives les plus pro-sionistes et réactionnaires (le CRIF et la LICRA en tête) à la délégitimation de la lutte pro-palestinienne sous couvert de combattre un soi-disant antisémitisme larvé dans les formations de gauche et d’extrême-gauche ». Le texte termine de manière lyrique par cette affirmation : « Nous refusons que la France devienne gangrenée par la peste sioniste comme le furent l’Allemagne et l’Angleterre. »

Si ces passages se passent de commentaires, essayons quand même, au moins pour éclaircir certains points dans l’esprit de celles et ceux qui l’ont rédigé :

– L’association faite entre des Juifs·ves et une gangrène ou une peste n’est pas anodine historiquement. Ce type de comparaison est une constante du discours antisémite sur le temps long, depuis les accusations faites aux Juifs·ves de disséminer la peste ayant mené aux pogroms des années 1348-1349, dont celui de Strasbourg dit massacre de la Saint-Valentin où 2000 Juifs·ves accusés d’empoisonner les puits sont brûlés vifs le 14 février 1349, jusqu’à leur assimilation nazie à un cancer qu’il faudrait extirper, en passant par Martin Luther qualifiant en 1543 les Juifs·ves de « gangrène ». Si ce type de propos est habituel chez le fasciste Alain Soral, nous devrions être interpellé·e·s que des militant·e·s se prétendant antiracistes puissent utiliser un tel vocabulaire pour désigner des Juifs·ves avec lesquels ils sont en désaccord politique (en l’occurence ici de « sionistes » (sic), dont leur définition semble se résumer à « l’ensemble des courants ne partageant pas le déni de l’UJFP en matière d’antisémitisme », quelles que soient leurs positions politiques réelles par ailleurs).

– L’objectif de JJR est la lutte contre l’antisémitisme (y compris à gauche donc, famille politique qui, contrairement à ce que les rédacteurs du texte semblent penser, n’est pas magiquement immunisée contre le racisme présent dans la société) et le développement d’une option progressiste au sein de la minorité juive. Il n’est pas de décrédibiliser la cause palestinienne avec laquelle, en tant qu’anti-colonialistes nous sommes en sympathie. Une simple lecture de nos textes permettra de s’en assurer et d’invalider une telle théorie complotiste. Pour information, notre position sur la situation en Israël / Palestine peut facilement être trouvée ici : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2021/05/18/aux-juifs-et-aux-juives-de-france-a-propos-disrael/. Ce dans quoi s’inscrit en réalité le texte d’Haolam Hazeh, c’est la longue tradition d’injonction géopolitique (https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2016/02/15/a-propos-dinjonction-geopolitique/) qui consiste à faire d’un préalable à toute discussion sur l’antisémitisme une injonction à se positionner pour les Juifs et Juives de la diaspora sur l’État d’Israel. Cette injonction est raciste et a pour but principal de neutraliser toute discussion de fond sur l’antisémitisme en France. Nous refusons le tri entre les « bon·ne·s » et les « mauvais·es Juifs·ves » quand il est question d’antisémitisme, que ce tri vienne d’une partie des courants sionistes (qui s’emploient à disqualifier les Juifs·ves progressistes sous prétexte qu’ils ne partagent pas leur soutien à la politique de l’État ou du gouvernement israélien) ou des courants gravitant autour de l’UJFP et de leurs alliés.

– JJR cherche à intervenir au sein de la minorité juive. Cela passe par la diffusion de textes, par la discussion au sein des communautés, etc. À aucun moment par contre nous n’avons agi de concert avec le CRIF ou la LICRA. Au contraire, nous critiquons de manière régulière les tendances droitières au sein de la minorité juive (voir notamment : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2016/03/10/le-diner-du-crif-ou-linternationalisme-de-la-bourgeoisie/ et, dernier exemple en date, notre article du 26 janvier concernant une interview du grand rabbin Haïm Korsia : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2023/01/26/haim-korsia-michel-houellebecq-et-les-territoires-perdus/). Là encore, il s’agit d’une vision complotiste.

– La citation d’un texte d’Houria Bouteldja (qu’ils désignent comme une « camarade et sœur de lutte ») dans lequel celle-ci se consacre avant tout à la déresponsabilisation de Mohamed Merah du crime qu’il a commis, et à appeler à l’empathie envers celui-ci sans un mot pour ses victimes nous semble une bien mauvaise manière de prouver qu’elle n’aurait rien d’antisémite. Pour rappel, entre autres faits d’armes, l’essayiste avait justifié le déferlement de messages et les harcèlements antisémites comprenant des appels explicites au meurtre et au viol visant April Benayoum, Miss Provence 2020, car celle-ci avait évoqué des origines familiales israéliennes. Nous avons pour notre part dès 2015 dénoncé les théories d’Houria Bouteldja, reprises notamment par l’UJFP, dans cet article : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2015/04/27/contre-lantisemitisme-la-politique-du-pire/ et à nouveau en 2019 ici : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2019/11//6/quel-antiracisme-politique/

– Pour rester dans le thème complotiste, prétendre que l’exclusion de Jeremy Corbyn serait le résultat d’une « cabale » (les rédacteurs du texte semblent ignorer la connotation antisémite de ce terme, qui renvoie à la kabbale et à la propension supposée des Juifs·ves à conspirer) organisée par les sionistes nous semble pour le moins aventureux. Il existe en effet une masse de témoignages (1000 plaintes) concernant l’antisémitisme au sein du Labour et l’absence de réaction appropriée de la direction du parti. Pour plus de détails nous renvoyons notamment à l’article « Mais que se passait-il dans le Labour de Corbyn ? » paru dans la revue K (https://k-larevue.com/mais-que-se-passait-il-dans-le-labour-de-corbyn/) et au témoignage « Tout ce que j’aurais aimé ne jamais savoir sur l’antisémitisme au sein du Labour », traduit par le collectif Golema (http://golema.net/temoignages/tout-ce-que-jaurais-aime-ne-jamais-savoir-sur-lantisemitisme-au-sein-du-labour-sara-gibbs/).

– Estimer que le sionisme serait une « profanation de la foi juive et des enseignements talmudiques » nous semble également une affirmation correspondant aux théories de groupes religieux ultra-réactionnaires, dont le plus connu est le Neturei Karta. Cela va à l’encontre de ce qu’on peut attendre d’un groupe se réclamant de l’antiracisme politique, d’autant plus quand celui-ci se revendique dans le paragraphe précédent d’une filiation avec le Bund, organisation juive laïque. Il y a pourtant bien d’autres critiques valides du sionisme sur le plan politique (notamment son impact concret sur les Palestinien·nes, la critique du nationalisme, la tendance initiale à l’homogénéisation des cultures juives, etc.).

– Concernant cet héritage bundiste, dont JJR se revendique également parmi d’autres courants du mouvement ouvrier. L’action et les propositions du Bund de lutter contre l’antisémitisme en le liant à la révolution socialiste (c’est la doctrine de la Doïkayt, la lutte « ici et maintenant ») et en refusant l’option nationaliste au problème de l’antisémitisme nous semble juste. Cependant, il nous semble malhonnête de dresser une ligne absolue séparant ceux qui seraient les « bon·ne·s Juifs·ves » partisans du Bund antisionistes des « mauvais·es Juifs·ves » sionistes. L’antisionisme du Bund est basé en partie sur le constat de la présence d’importantes masses juives en Europe de l’Est, en partie également sur un défense de la culture yiddish, deux données qui ont été dramatiquement modifiées par le génocide. De plus, le Bund ne s’est jamais empêché de faire front contre l’antisémitisme ou la bourgeoisie avec certains sionistes, notamment avec les marxistes du Poaleï Zion. Enfin, une très grande majorité des bundistes ont été exterminés durant la Shoah et une grande partie des survivant·es ont ensuite émigré aux États-Unis et en Israël. Bref, les positionnements pris à l’époque doivent être replacés dans le contexte particulier d’un monde yiddish malheureusement en grande partie disparu. Cela ne signifie pas que la doctrine de la Doïkayt soit caduque, mais que sa formulation et la stratégie pour la mettre en oeuvre doivent prendre en compte la situation actuelle des Juifs·ves en diaspora et non être réduite à un mythe historique mobilisé essentiellement au passé. 

– Enfin, le terme « sioniste » est une qualification politique, cela ne correspond pas au simple fait d’avoir des désaccords avec l’UJFP. L’affirmation selon laquelle JJR serait une organisation « sioniste » ne peut, et pour cause, reposer sur aucune de nos prises de position.

Si nous avons pris la peine d’écrire une réponse, bien que le texte ait été dépublié, c’est qu’il ne s’agit pas d’un article isolé. Il s’inscrit dans un contexte d’attaques lancées par certains militant·e·s du courant dit « décolonial » (parfois également autoproclamé « antiracisme politique ») contre des militant·e·s antiracistes suite à la publication du livre d’Illana Weizman (« Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme », que nous avions chroniqué ici : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2022/11/08/des-blancs-comme-les-autres-les-juifs-angle-mort-de-lantiracisme/) dont illes semblent convaincu·e·s qu’il leur est consacré. Un tel narcissisme est pourtant hors de propos si l’on constate que seules six pages sur les deux-cents-vingt que compte l’ouvrage évoquent leurs théories (de la même manière, illes semblent penser que les formations dispensées par Jonas Pardo sont centrées sur elleux, une brève visite de la page Facebook de celles-ci suffit pourtant pour s’assurer qu’il n’en est rien). Dans la même veine que ce texte, on peut évoquer également deux publications du site QG Décolonial, la première (« Les habits neuf du sionisme de gauche ») extrapolant les positions de tout un courant antiraciste à partir d’un twitt supprimé du RAAR ; la seconde (« Ilana Weizman sait-elle ce qu’est l’antisémitisme ? ») difficilement lisible, qualifiant pêle-mêle Illana Weizman, Jonas Pardo, le RAAR, JJR, etc. de « libéraux » ou de « réactionnaires » sans visiblement que le sens de tels qualificatifs soit compris. Jusque là nous n’avons trouvé nulle raison de réagir au vu du ridicule et de la faiblesse des arguments mobilisés, mais la teneur et la violence de ce troisième texte, même retiré, oblige à une réponse.

Il nous semble quant à nous évident que des personnes écrivant des textes de ce type ne participent pas à la construction d’une lutte anti-raciste forte de la diversité de ses points de vue, mais au contraire à exacerber les tensions qui demeurent dans nos luttes. D’autant plus que ce n’est pas la première fois que l’UJFP publie puis efface sans l’assumer un texte extrêmement problématique, pensons ici à leur article sur l’usage du mot « Shoah » qui relativisait les crimes nazis et dont nous avions fait la critique ici : https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2021/05/04/critique-du-texte-de-lujfp-sur-lusage-du-terme-shoah/

Nous répétons donc ce que nous écrivions déjà en 2015 au sujet de l’UJFP (https://juivesetjuifsrevolutionnaires.wordpress.com/2015/04/27/nos-positions-sur-lujfp/) : « Nous ne pouvons espérer qu’une chose : c’est qu’elle rompe avec cet aveuglement et qu’elle se reprenne. Ceci dans l’intérêt de la minorité juive, du combat antiraciste, et enfin de la solidarité anticolonialiste, que les dérives antisémites comme la complaisance vis à vis de l’antisémitisme ne font qu’affaiblir. » Nous invitons chacun·e à en tirer les conséquences qui s’imposent.