La période récente a été marquée par la dissolution de divers collectifs et associations musulmanes et de lutte contre l’islamophobie, par le vote de la loi scélérate dite « séparatisme », par des exclusions d’élèves d’établissements scolaires à raison de leurs habits et, mécaniquement, par le regain de débats consternants autour des tenues que les élèves peuvent ou non porter. Dernière innovation, l’invention du concept de tenues « religieuses par destination », qui amène à considérer n’importe quelle tenue couverte portée par un·e élève identifié·e comme Musulman·e comme potentiellement religieuse (y compris un kimono, un bandana, etc.), ce qui risque de déboucher sur son exclusion de l’établissement scolaire et le met au final à la merci de l’arbitraire de l’institutionp scolaire. A cela s’ajoutent les injonctions traditionnelles contre les crop-tops et autre tenues jugées insuffisamment couvrantes, autant d’exigences contradictoires qui ne font que révéler l’islamophobie des prescripteurs comme leur volonté sexiste de contrôler les corps des femmes.
Autre pierre ajoutée à ce sinistre débat, le Conseil d’État était appelé à se prononcer sur la légalité de l’article 1er du règlement de la FFF prévoyant notamment que sont interdits « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical; tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale; tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande; toute forme d’incivilité ». Dans le contexte décrit, et au vu des positionnements passés du Conseil d’État, il y avait peu à espérer. Le tour de force est toutefois de réussir à décevoir en dépit d’attentes à peu près nulles. Et, de fait, le Conseil d’État n’a pas contesté la légalité de ce règlement, opérant avec soin une distinction entre joueuses FFF et amatrices mais validant l’interdiction dans les deux cas : pour les premières au nom de la neutralité du service public mais également pour les secondes, alors qu’en tant qu’usagères elles ne rentrent pas dans ce cadre. Le raisonnement est identique à celui qui a prévalu dans d’autres services, comme à l’université, ou l’exigence de neutralité de l’administration se déplace peu à peu sur le public.
Le soin pris à opérer une telle distinction entre joueur·euses pour aboutir à un résultat identique en terme d’interdiction est grotesque et n’a pour objectif que de préserver l’apparence d’un raisonnement juridique paré de tous les attributs d’une science rationnelle, incontestable. Mais personne n’est dupe car sauf à vivre dans un monde abstrait et théorique il ne peut être ignoré que cette interdiction générale et absolue du port de signe ou tenue marquant une appartenance a essentiellement vocation à être mobilisé à l’encontre des femmes musulmanes. C’est ce qu’il est convenu d’appeler une « discrimination indirecte », concept qui fondait d’ailleurs pour partie l’argumentaire des associations requérantes (Alliance Citoyenne et Contre Attaque). En effet la norme, même d’apparence neutre, peut produire des effets discriminatoires par sa mise en œuvre. C’est pourquoi elle est toujours à considérer dans un contexte socio-historique donné et dans sa mise en œuvre concrète. Or, l’islamophobie galopante en France ne laisse guère de doute sur les conséquences concrètes du règlement de la FFF.
Le milieu sportif, qui n’était pas épargné par le racisme loin s’en faut, se meut donc officiellement en producteur de normes discriminatoires. Ce alors même que, comme l’avait relevé le rapporteur public du Conseil d’État dans cette affaire, (1°) « la Fédération n’évoque aucun trouble ou incident entraîné par le port d’un signe religieux à l’occasion d’un match de football », (2°) l’IFAB (International Football Association Board) et la FIFA ont « explicitement autorisé » le port de signes religieux tels que les hijabs, (3°) il en va de même de « l’ensemble des fédérations sportives internationales » mais aussi (4°) de »toutes les fédérations sportives allemandes, britanniques, espagnoles et italiennes » ainsi que (5°) en France, des « fédérations françaises de handball et de rugby ».
Autant dire que la solution retenue par le Conseil d’État ne s’imposait aucunement. Si elle ne s’imposait pas, c’est qu’elle est bien le résultat d’un choix qui, contextualisé, ne peut être analysé que comme sous-tendu par des logiques islamophobes détestables . Les revendications d’appartenance sont pourtant légion dans le milieu sportif, que l’on songe aux liens historiques entre le mouvement ouvrier socialiste et les fédérations sportives (à l’image de la FSGT, qui regroupe aujourd’hui 4300 associations et 270000 membres) ou aux clubs communautaires (comme l’UJA Maccabi Paris, né de la fusion entre deux clubs communautaires, l’un arménien, l’UJA Alfortville, et l’autre juif, le SC Maccabi). Si on regarde hors du football, de nombreux groupes sportifs revendiquent pour des raisons historiques une telle appartenance : un certain nombre de clubs de Krav Maga arborent une étoile de David dans leur logo, les arts martiaux vietnamiens revendiquent haut et fort leur lien avec leur pays d’origine et parfois des options politiques différentes (durant la guerre froide le Vovinam Việt Võ Đạo était lié au gouvernement pro-américain du Sud tandis que le Võ-Viêt Nam est plus proche du régime communiste de Hanoï). Et les exemples de ce type sont légions.
La décision du Conseil d’État, qui nie purement cette histoire, s’inscrit en définitive dans une logique globale de défiguration du principe de laïcité qui glisse de plus en plus nettement d’une obligation de neutralité de l’État vers une injonction aux individus à rester invisibles dans l’espace public, seul le citoyen abstrait (c’est à dire ne dérogeant pas à la norme blanche chrétienne) pouvant y être toléré. Cette dérive, depuis longtemps dénoncée, est extrêmement inquiétante en termes d’invisibilisation des groupes minoritaires car elle se pare du principe de laïcité pour venir miner la liberté individuelle, en l’occurrence religieuse, et signe finalement le message qu’en dehors de la norme il n’est point de salut dans l’espace public. Si les Musulman·es sont les cibles prioritaires de ce détournement de la laïcité, les Juif·ves en sont eux aussi régulièrement victimes, comme lorsque le professeur Cirylle Cohen venu parler du CoVid sur le plateau de CNews se voit reprocher de porter une kippa ou lorsqu’en 2018 le rabbin Avraham Weill a été empêché de voter à Toulouse en raison de sa tenue.
Ainsi, plutôt que d’affirmer la nécessaire neutralité de l’État, le Conseil d’État persiste et signe le dévoiement de la laïcité en en reportant la charge sur les personnes minoritaires afin qu’elles n’enfreignent pas le consensus blanc d’apparence dans l’espace public, en l’occurrence sportif. On peut en effet faire le pari que l’AJ Auxerre ne se verra jamais contrainte de retirer la croix de l’Ordre de Malte figurant sur son maillot et dont le rapporteur public n’avait pas manqué de relever l’existence, de même qu’il est peu probable qu’interdiction soit faite aux joueur.euses de se signer lorsqu’iels entrent sur le terrain ou marquent un but. Notre solidarité va à tou·tes les joueur·euses qui ne manqueront pas d’être confronté·es à des injonctions à se découvrir la tête pour que le sport puisse conserver sa neutralité (chrétienne), et plus largement à toutes celles et ceux qui subissent des discriminations du fait d’une appartenance religieuse réelle ou supposée.
