Il y a quelques semaines, nous avions publié un texte consacré à l’idée fausse formulée par Rony Brauman selon laquelle les crimes de l’armée israélienne à Gaza allaient « supplanter » la mémoire d’Auschwitz et selon laquelle cette dernière serait vécue comme un « crachat à la figure des Palestiniens ». Nous y écrivions également que l’instrumentalisation de la mémoire du génocide par la propagande israélienne était bien réelle. C’est cette idée que nous allons développer ici.
Plusieurs exemples ont illustré cela depuis. En effet, à la suite de l’accord fragile de cessez-le-feu, le Hamas a libéré plusieurs otages israéliens et thaïlandais dont le 8 février : Eli Sharabi, Or Levy et Ohad Ben Ami, pris en otage depuis le 7 octobre 2023 à leur domicile au kibboutz Be’eri ou lors du festival Supernova. Ceux-ci sont apparus extrêmement amaigris et le visage émacié. Les otages du Hamas et de différents groupes palestiniens témoignent avoir subi des tortures physiques, psychologiques et d’avoir été affamés durant leur captivité, tandis que leurs ravisseurs mangeaient devant eux. Lors de la mise en scène macabre de leur libération où on leur décerne un certificat de captivité, ses ravisseurs font dire à Eli Sharabi qu’il est impatient de retrouver sa femme et ses filles, sans lui dire qu’elles ont été assassinées le 7 octobre 2023. A cela s’est ajouté encore plus récemment le retour redouté des corps de Shiri Bibas et de ses enfants Kfir, 9 mois, et Ariel, 4 ans, ainsi que du militant pour la paix octogénaire Oded Lifshitz.
L’horreur d’une telle situation a poussé de nombreuses personnes, notamment juives, à faire le parallèle entre les trois otages libérés et les survivant·es des camps nazis, ou de comparer le sort des enfants Bibas aux enfants victimes de la Shoah.
Plus largement, depuis le 7 octobre 2023 les images de la découverte des camps par les Alliés sont fréquemment utilisées, dans un sens comme dans l’autre, souvent de manière décontextualisée, et dans l’objectif de choquer, en oubliant que les déporté·es dont les corps décharnés sont ainsi exposé·es sont des individus avec un nom, une histoire. Il faut ici préciser que ces images ne permettent pas de comprendre ce qu’a été la Shoah puisque quand l’armée rouge découvre Auschwitz, les quelques milliers de détenu·es encore présent·es sont ceux qui étaient trop malades pour se déplacer, le million de Juif·ves assassiné·es à Auschwitz n’est pas visible pour les Alliés qui prennent des photographies. A ce sujet, nous renvoyons aux travaux de l’historien Tal Bruttmann.
Nous considérons que de telles comparaisons avec la Shoah sont politiquement néfastes et concourent d’une instrumentalisation et d’une banalisation des crimes nazis.
D’abord, la finalité des centres de mise à mort nazis était la disparition totale des populations juives, dont aucune trace ne devait subsister ; au contraire, les otages ont vocation à être échangé·es ce qui leur donne une « valeur » aux yeux de leurs ravisseurs. Surtout, une telle comparaison participe d’une nazification des Palestinien·nes, designés comme collectivement coupables, ce qui permet de justifier une logique de punition collective ouvrant la voie a toutes les exactions. Elle occulte la situation coloniale qu’illes subissent et la nécessité d’une solution politique au conflit.
De manière générale, les comparaisons avec la Shoah s’inscrivent dans une instrumentalisation politique qui vise à une radicalisation des positions de part et d’autre afin d’empêcher toute mise en place d’un processus de paix car on ne négocie pas avec des nazis. Même si toutes les évocations de la Shoah dans ce contexte – parfois portées par des personnes juives ayant un lien avec cette histoire – ne relèvent pas d’une instrumentalisation consciente, elles aboutissent au même résultat. Sur cette question, relevons que le discours du « plus jamais ça » fréquemment mobilisé autour de la Shoah peut être chargé de plusieurs sens : d’une manière universaliste comme porteur de la nécessité de se mobiliser contre tous les crimes contre l’humanité ; mais également dans une optique plus spécifiquement juive pour dire que, quel qu’en soit le prix et puisque les Juif·ves ne peuvent compter sur l’aide de personne, plus jamais nous ne laisserons « les nôtres » se faire assassiner. Bref, ce slogan peut-être utilisé aussi bien pour condamner les agissements de l’armée israélienne que pour les justifier.
On le voit d’ailleurs : plusieurs membres du gouvernement de Netanyahu, notamment des figures d’extrême droite comme les ministres Smotrich et Sa’ar, n’ont pas hésité à instrumentaliser la comparaison entre les otages israéliens et les survivant·es de la Shoah, ainsi qu’à associer le Hamas aux nazis. Smotrich a ainsi déclaré : « Le mal pur que les nazis commettent à Gaza – nous ne l’oublierons jamais », tandis que Sa’ar a affirmé que « les otages israéliens ressemblent à des survivants de la Shoah, et ce sont les seuls dans les images qui semblent clairement souffrir de malnutrition », avant d’ajouter : « Le mal nazi du Hamas doit être éradiqué. » Ces propos n’ont d’autres objectifs que de légitimer une compromission du cessez-le-feu, aujourd’hui plus précaire que jamais, ou de soutenir le projet affiché d’épuration ethnique mené par l’extrême droite israélienne avec la bénédiction de Trump.
Cette doctrine trouve une caisse de résonance en France. Lors du rassemblement parisien commémoratif après le retour des corps des 4 otages, on a pu entendre au micro par un représentant du Consistoire : « Au moins les nazis cachaient leurs crimes » (sic), ce qui n’est ni plus ni moins qu’une minimisation de la Shoah, associée à un discours de guerre de civilisations, et de désignation de l’entièreté de la population palestinienne comme coupable.
En réalité, comme nous l’affirmions déjà dans nos précédents textes, ramener systématiquement n’importe quel sujet actuel à la Shoah ne peut rien apporter de constructif si ce n’est invariablement de le banaliser. Bien que ce génocide occupe une place clé dans l’imaginaire israélien et pour les Juif·ves du monde entier, le conflit israélo-palestinien repose sur bien d’autres déterminants. Non seulement la situation actuelle est fondamentalement différente, mais il existe mille autres façons de dénoncer les événements tragiques en cours sans tout rapporter à cette référence.
Ce n’est pas parce qu’un drame n’est pas la Shoah qu’il en devient acceptable, ni qu’il manque d’autres cadres pour en rendre compte et le condamner.

